Luc-Laurent Salvador © 2021
Cet article s’adresse à des lecteurs qui connaissent le mécanisme du
bouc émissaire proposé par René Girard. Son objectif est de tenter a) d’expliquer
pourquoi il existe un sérieux problème dans le traitement girardien du
victimaire [1]
et b) de comprendre comment une telle chose a pu arriver. Ce sera l'occasion de découvrir ce que je propose d'appeler le mythe de
l’innocence des victimes qui n'a jamais été dégagé en tant que tel alors qu'il est indispensable au fonctionnement de la théorie girardienne et constitue une des ces
Il n’y a rien d’extravagant à
envisager que la pensée girardienne ait pu achopper sur une question aussi
importante que celle du victimaire car c’est déjà arrivé. Ainsi qu’il est bien
connu, Girard a déjà eu à revenir sur la nature sacrificielle de la Passion
qu’il avait d’abord niée avant d’en convenir.
S’il peut sembler que je propose
ici un développement original, c’est avant tout parce que, ainsi que Girard n’a
cessé d’y inviter, je m’efforce de faire fonctionner ses hypothèses en m’appuyant
autant que possible sur ses intuitions, quitte à devoir ajuster les unes aux
autres.
* *
*
La position de Girard vis-à-vis
du victimaire surprend d’emblée car elle est étrangement conforme à la vision
de Nietzsche qu’il n’a eu de cesse de critiquer et qui, ayant tôt perçu la
montée du « souci des victimes » méprisait cette mentalité d’esclave qu’il
attribuait au judéo-christianisme.
Girard fait sienne cette
interprétation et tient ce que, de manière plus explicite on pourrait appeler
le victimisme
pour une de ces « idées chrétiennes devenues folles » qu’évoquait
Chesterton.
Cette vision m’a toujours semblée
bizarre mais il a fallu un lent et long travail de fond avant que j’en vienne à
penser que Girard s’était trompé sur ce point.
J’ai alors pensé qu’il s’était contenté
de suivre le mouvement car la formule de Chesterton était depuis longtemps dans
l’air du temps [2]
et aussi parce que Jean-Pierre Dupuy qui, pour ce que j’en sais, a toujours eu une
grande influence sur Girard, a été un ardent promoteur de cette perspective à
laquelle il s’est souvent référé comme par exemple ici :
« C'est l'universalisation du
souci pour les victimes qui révèle de la façon la plus éclatante que la
civilisation est devenue chrétienne à l'échelle de la planète tout entière,
pour le meilleur et, le plus souvent, pour le pire » (La
religion, nature ou surnature ?, p. 57).
Mais dans son livre J’ai
vu Satan tomber comme l’éclair Girard intègre cette ligne de pensée à
sa réflexion de fond de sorte qu’on ne peut douter qu’elle soit entièrement sienne.
Quoi qu’il en soit, cette vision
me paraît totalement réfutée par l’interdiction évangélique de répliquer à la
violence par la violence. Celle-ci est tellement claire et impérieuse qu’elle
aurait pu devenir comme un onzième commandement : « Tu ne seras pas
victime » !
Si nous sommes frappés sur une
joue, aussi tentés que nous puissions l’être, nous ne devons pas jouer les
victimes, nous avons à tendre l’autre joue ; si on veut nous prendre notre
chemise, nous devons là aussi renoncer à jouer les victimes, il nous faut non
seulement donner la chemise mais donner notre manteau de surcroît. En contexte
girardien, ces injonctions claires, nettes et terriblement exigeantes peuvent
être comprises comme une interdiction absolue d’entrer dans la réciprocité
violente sous quelque prétexte que ce soit car, une fois le doigt dans
l’engrenage de la contagion mimétique, la montée aux extrêmes est inévitable.
Il me paraît évident qu’il y a là
quelque chose d’incompatible avec la conclusion de Nietzsche : les
Evangiles ne peuvent pas être la source de l’idéologie victimaire qui domine
actuellement les esprits. Tout au contraire, ils en seraient comme un antidote volontairement
dédaigné.
Se pose alors la question de
savoir d’où cette épouvantable idéologie pourrait provenir si elle n’est pas
chrétienne. Elle a, depuis longtemps reçu un premier élément de réponse dans
le cadre du modèle sacrificiel de Girard mais il n’a pas été reconnu. La
littérature girardienne étant abondante, il est très possible que cela m’ait
échappé mais, quoi qu’il en soit, à ma connaissance personne n’a analysé ou,
simplement remarqué le fait qu’un parfait archétype du « souci des
victimes » se trouve incarné par les foules sacrificielles elles-mêmes.
Le tableau canonique de la
violence archaïque postulée par Girard n’est-il pas celui d’une foule de
lyncheurs exaspérée, voire enragée par les troubles et les calamités dont elle a
pu se trouver accablée en raison de la crise mimétique et qui, au moment
fatidique, se découvre victime d’un monstre jugé responsable de tout le
processus, y compris sa propre mise à mort ? Selon Girard l’assemblée des
persécuteurs se perçoit alors comme passive ou, plus exactement, comme ayant
été « agie » de bout en bout par le sacrifié coupable de tout. La
foule des persécuteurs se pense donc comme victime totalement innocente du fauteur
de troubles.
Or c’est justement cette innocence absolue, du
groupe et de chacun de ses membres qui constitue la condition sine qua non de
la réconciliation sacrificielle. Car lorsque tout l’enchevêtrement
d’accusations réciproques, de ressentiment mêlé de culpabilité engendré par la
crise mimétique se trouve instantanément aligné et drainé vers un sacrifié
dorénavant porteur de toute la culpabilité, tous les membres du groupe se
découvrent innocents, nul n’a plus de grief ou de ressentiment contre quiconque
hormis le sacrifié, le « monstre d’iniquité ». Tous se sentent alors
justifiés, absous, lavés et, encore une fois, innocents.
Dès lors qu’il se situe à la
racine du sacrificiel originel, le « souci des victimes » peut légitimement
apparaître comme la forme originelle de la réciprocité violente au sens où
c’est toujours une victime (à ses propres yeux) qui rejoint le cycle de la
violence afin d’y chercher justice, réparation, ou vengeance.
Il est donc clair qu’il y a maldonne :
le souci des victimes N’EST PAS une invention judéo-chrétienne car il est déjà
au cœur du sacrificiel d’où ont émergé les cultures humaines ; cela pour
la bonne raison qu’il est présent avant même que ce mécanisme ne s’enclenche. En
effet, on peut considérer que c’est le souci victimaire lui-même qui fait
l’objet de la contagion mimétique menant à la crise mimétique. La réciprocité
violente précédant la crise, c’est très précisément le souci victimaire à
l’état naissant.
Lorsque la crise parvient au
sommet de l’effervescence, chacun des membres de la foule est alors comme
possédé par une réciprocité violente — c’est-à-dire, un souci de lui-même en tant que victime à
défendre coup pour coup —
distribuée sur quasiment l’ensemble du groupe. La mimesis, omniprésente et
exacerbée par l’attention extrême que chacun porte à chacun, peut alors susciter
la convergence du collectif contre un seul membre, le monstre coupable qu’une assemblée
soudainement solidaire et unanimement victime, va mettre à mort avec un
sentiment de justice et de parfaite innocence.
Le fait que ce soit une foule
victime qui, par sa réaction violente, engendre une victime sacrificielle — son double et rival
individuel en somme — ne
saurait nous surprendre en contexte girardien : les rivaux pris dans la
mauvaise réciprocité se ressemblent toujours davantage. Ce qu’il importe ici de
voir est que la ressemblance inclut non seulement le fait de se sentir victime
mais aussi le fait de se percevoir comme innocent.
Une bonne raison pour Girard d’emboîter
le pas à Nietzsche a probablement été le fait que le schéma du « bouc
émissaire » — en
tant que victime innocente d’une accusation mythique — a lentement émergé dans la conscience collective de la
civilisation occidentale en raison de ses racines judéo-chrétiennes.
Le fait en lui-même est
indubitable mais aussi incroyable que cela puisse paraître a priori aux fidèles lecteurs de Girard, il y a quand même là, de la
part de ce dernier, une erreur d’inattention aux proportions bibliques, si je
puis dire.
En effet, même si elle procède bel
et bien de la tradition juive qui, à l’inverse des mythes, n’a eu de cesse de présenter
la victime émissaire comme innocente des crimes dont on l’accuse — la Passion étant
l’apothéose de cette tendance de fond puisque
le Christ est l’innocence faite homme — la Révélation y a mis un terme définitif
dans la mesure où justement, Jésus n’a jamais été victime. Son sang versé n’a
jamais crié vengeance et a été consacré à la réconciliation de l’Eucharistie.
Jésus a pardonné à ses persécuteurs.
La Révélation n’a donc pas
consisté dans le simple dévoilement du caractère mythique de l’accusation portée
par la foule des persécuteurs. Elle est allée à la racine en dégageant tout
l’iceberg du sacrificiel de sorte qu’a pu être mis au jour l’autre face du
mythe, celle qui, sous la surface, est encore plus mystérieuse car nous ne
savons toujours pas lui faire face tant, justement, elle nous fait miroir. Je
veux parler de la délicieuse et même voluptueuse innocence mythique dont se
gratifie la foule des accusateurs. En considérant le mythe de l’innocence
[3]
de la foule comme le jumeau de l’accusation mythique portée sur le
sacrifié, on pourrait alors penser que, bien qu’apparu en dernier, le mythe de
l’innocence est l’aîné. C’est le bébé le plus lourd, mais aussi le moins
présentable.
Là commence, en
effet, l’abomination de tout processus sacrificiel : avec le postulat infrangible
de sa propre innocence et, donc, le refus absolu de reconnaître la moindre culpabilité,
ce qui oblige à se trouver un coupable de substitution ou à réduire au silence
l’accusateur maudit, le monstre d’iniquité qui nous fait violence par ses
mensonges.
Les Evangiles nous
le donnent à entendre dans Matthieu 23 où Jésus en vient à formuler la pensée des
pharisiens : « si nous avions vécu du temps de nos pères nous
n’aurions pas répandu avec eux le sang des prophètes » et déclare
ensuite que ces derniers témoignent ainsi contre eux-mêmes en attestant de leur
filiation avec les meurtriers des prophètes. Girard explique : « Les
fils croient se désolidariser des pères en les condamnant, c’est-à-dire, en
rejetant le meurtre loin d’eux-mêmes ».
Il va de soi que
ce n’est pas le meurtre lui-même qui est rejeté mais la culpabilité du meurtre.
Les fils se déclarent innocents en accusant leurs pères et ils accomplissent
alors LA violence diabolique par excellence, celle qui, toujours mensongère,
consiste à se présenter comme innocent — en ne reconnaissant pas sa propre culpabilité, pour mieux
s’en débarrasser — en
la transférant à d’autres, dont il importe peu se savoir alors s’ils sont
innocents ou coupables. Ici les pères sont coupables, ils n’en sont pas moins
les boucs émissaires de fils tout aussi coupables qu’eux puisque ces derniers
ont reproduit le même geste : l’auto-innocentement par
l’hétéro-accusation. Car nul doute que ces pères ont été meurtriers dans le but
de se blanchir, en faisant taire l’un après l’autre les intolérables monstres-d’iniquité-proférant-des-accusations-mensongères
qu’étaient à leurs yeux les prophètes dénonçant leur corruption et leurs
turpitudes.
C’est cela que le
message évangélique met au jour : ce banal, presque anodin mais néanmoins satanique
déplacement de la cause, de soi à l’autre ; ce dernier, en tant que substitut
destiné à se charger de nos fautes, devient ipso facto une victime, un
être scandalisé par son infortune et prêt à répliquer, donc à mettre le feu aux
poudres de la violence mimétique.
C’est à cette
défense mensongère et diabolique d’une image de soi qu’on voudrait immaculée qu’il
nous faut renoncer si nous voulons sincèrement renoncer à la violence. La
première chose à faire pour cheminer vers la paix, est donc de renoncer à notre
orgueil et de reconnaître sans détour nos fautes, nos erreurs, nos manquements,
nos faiblesses, etc. Nous serons de ce fait même moins prompts à jouer
les victimes offensées et davantage enclins à pardonner nos semblables lorsque
nous les découvrons fautifs. Par ailleurs, le fait de reconnaître sa
responsabilité même la plus minime offre un modèle de conduite qui, en vertu d’une
mimesis enfin positive dans ses effets, peut en inspirer d’autres et faire
passer le collectif d’une culture de la défausse constamment en crise à une
culture de la responsabilité où règnent la justice et la paix.
Ainsi, lorsque
Girard nous explique que contrairement aux mythes écrits dans la perspective
des persécuteurs, l’Ancien Testament nous présente le point de vue de la victime,
il voit juste, mais il se trompe en pensant que là réside la nouveauté. Car la
perspective des persécuteurs était toujours-déjà une perspective de victimes
innocentes à leurs yeux.
Le « souci
victimaire » est commun aux mythes et à l’Ancien Testament. Il est un peu
comme la verticale dans le miroir : parfaitement conservée malgré
l’inversion complète du sens de l’histoire. Là-bas, dans les mythes, la foule
(victime) est innocente et le sacrifié coupable ; ici, dans la Bible c’est
l’inverse : l’individu (victime) est innocent, la foule coupable. C’est
une révolution mais elle tourne autour d’un axe victimaire inchangé.
Etrangement, le
symbole du yin et du yang offre une parfaite image de cette opposition « harmonieuse »
entre les mythes et les textes vétérotestamentaire : le collectif et
l’individu permutent leur statut d’innocent ou de coupable en passant d’un côté
à l’autre mais rien n’y fait, c’est encore et toujours une affirmation de
l’innocence de celui qui a la parole. L’innocence de la victime vétérotestamentaire
peut ainsi être vue comme une forme de réplique mimétique de l’innocence
mythique de la foule. Dans les deux cas, le procédé de cet innocentement
consiste dans le transfert de la « charge » causale sur la partie
adverse, ce qu’on appelle tout simplement une accusation. Donc plus ça change,
plus c’est la même chose.
Toutefois il est
indéniable qu’il y a là un commencement de révélation portant sur le caractère
mythique de l’accusation collective. Aussi faible que soit la voix de la
victime clamant son innocence, une fois qu’il y a dissensus, un doute pèse sur
l’authenticité du consensus et le mine. Le processus est lent car il faut
souvent attendre que les passions se soient éteintes avant que la voix de la
raison puisse se faire entendre en portant témoignage au cours de ces révisions
incessantes qui ont toujours été la tradition, sinon la norme, de l’écriture de
l’Histoire. C’est ainsi que nous avons cessé de croire au bien-fondé des procès
faits aux sorciers, aux juifs empoisonneurs de puits. Le caractère mythique de ces
accusations ne fait plus de doute.
Il est donc
certain qu’en instillant dans nos représentations le schéma du bouc émissaire, l’Ancien
Testament a, comme l’affirmait Girard, permis à l’humanité d’échapper aux
mythes. Du moins, partout où la voix des victimes ou de ses témoins a pu être
entendue.
Car qui entend
encore ces voix quand les tambours de la propagande médiatique battent à pleine
puissance le rappel des victimes et de tous ceux qui, sous le coup d’une charge
émotionnelle sublime se trouvent tout soudain emplis de compassion mimétique
pour ces dernières ?
En se
solidarisant avec les victimes « originales », les victimes par
compassion peuvent secrètement savourer le goût de l’innocence empathique, celle
qu’on éprouve lorsqu’on sait être du côté du beau, du bon, du bien, etc.,
toutes ces valeurs qui habitaient, par exemple, les foules mondiales
scandalisées par les attentats du 11 septembre. Celles-ci, après avoir vibré à
l’unisson avec ce cri du cœur « nous sommes tous américains ! »,
ont consenti, dans un bel élan de solidarité, à une intervention militaire basée
sur des promesses de preuves qui jamais été communiquées.
Qui ne voit ici la très
girardienne, très sacrificielle, coalition des foules compassionnelles autour des
victimes innocentes et contre la fine pointe de l’axe du mal, contre le diable
en personne, le sieur Ben Laden ? La contagion mimétique sous emprise
médiatique est ici, je crois et j’espère, immanquable.
Mais encore faudrait-il se
demander de quelle imitation s’agit-il ? Avec la théorie mimétique en
tête, nous n’avons d’yeux que pour l’accusation et d’aucuns penseront que je
présente le leader d’Al Qaïda comme un bouc-émissaire. Ce n’est pas mon propos.
J’essaie seulement de suggérer que le simple fait de présenter à l’opinion
publique mondiale M. Ben Laden et ses sbires comme les hommes à abattre offre à
tout un chacun l’occasion de participer sans même y penser à un consensus très gratifiant
car, en tant qu’il est accusateur de l’autre, il est aussi
« justifiant » ou « innocentant » pour soi. En effet, avec
ce degré d’unanimité perçu, ceux qui sont contre l’ennemi public n°1 « savent »,
sans aucun doute possible, qu’ils sont du côté du Bien et cela leur permet d’augmenter
leur estime de soi à peu de frais. Etre indigné par le sort des victimes
innocentes du 11 septembre et aspirer à ce que justice soit faite, n’est-ce pas
précisément ce que font les gens bien ? Sauf que c’est très exactement le
sentiment qui a habité tous les lyncheurs de la terre depuis la fondation du
monde. Certes ce sentiment d’innocence est bien doux et on peut chérir ces
moments où il nous emplit mais, il est assuré qu’il n’a rien de chrétien puisqu’il
est purement narcissique.
Loin que cela doive être seulement
accessoire, un simple effet de bord d’un mécanisme sacrificiel générateur de
boucs émissaires, il me semble qu’on peut fait l’hypothèse suivante : cette
innocence mythique et donc mensongère dont s’enivrent les foules sacrificielles
via l’accusation tous azimuts de monstres de tous poils correspond à un besoin
archifondamental sous-jacent à la mimesis humaine. Je pense ici à ce que Girard
a lui-même tenté de formuler comme « vide ontologique ». Mon
sentiment est qu’il a raison, que nous touchons bien ici à la question de
l’être mais comme ce n’est pas l’objet de la présente réflexion, son
exploration doit être remise à plus tard.
La simple notion de narcissisme
suffira à la présente discussion. Disons simplement qu’elle pointe vers un
besoin tellement primaire qu’on pourrait le dire archaïque : celui
d’apparaître sans tâche, immaculé, saint, lavé de tout péché, et donc, non
redevable ou libre au regard de la société ou de la Providence. De fait, nous
le savons bien, c’est une des principales fonctions du sacrifice dans ses
formes ritualisées : annuler sa dette à l’égard du Ciel, se racheter en
somme.
C’est ainsi qu’il convient, je
crois, de comprendre le comportement de foules victimaires passées et présentes
qui lynchent, accusent, détruisent, annulent et mettent à bas tout ce qui a
prétention à s’élever au-dessus de leurs turpitudes et ne courbe pas avec
révérence devant leur parfaite et orgueilleuse — car quasi-divine —
innocence. Elles « travaillent » à leur propre justification, à leur
rédemption, elles construisent le mythe de leur propre innocence à partir d’un
vécu victimaire. Ainsi, par exemple, un larron passera pour un saint dès lors
qu’il sera victime d’une violence policière et qu’il appartiendra à la
catégorie des éternelles victimes du système.
Bien que d’une
saisissante actualité, avec un « politiquement correct » bien enraciné
et omniprésent que la « wokeness » et la « cancel culture »
portent à des niveaux de « dictature de la pensée » proprement inouïs
dont les Talibans ont seulement pu rêver, ce « souci des victimes » sanctificateur
plonge ses racines dans la psyché la plus archaïque, celle qui, « dès
l’origine, fut homicide » et que les mythes et l’Ancien Testament ont reflétée
tour à tour avec deux versions en miroir l’une de l’autre et, donc, diamétralement
opposées, sur la dimension collectif <—> individu.
La situation de
doubles mimétiques est manifeste et il n’y a rien là de surprenant puisque leur
racine commune est la réciprocité violente, de sorte que la parole vétérotestamentaire,
bien qu’entamant le processus de révélation autant que de libération ne pouvait
toutefois pas, en toute logique, être d’emblée dégagée de la violence archaïque
dont elle émerge. D’où, par exemple, cette force, chez les Hébreux, de la
thématique du sang qui crie vengeance.
Bref, aussi
éthérées et sublimes que puissent être les conceptions que nous nous en faisons
actuellement, le « souci des victimes » n’est jamais que l’avatar
postmoderne de la vengeance.
Il ne saurait
donc être du Christ car c’est à ce conflit éternel des victimes que ce dernier a
mis un terme, en le dépassant. D’abord, bien sûr, par le renoncement à répliquer
à la violence par la violence. Antimimétisme fondamental sur lequel Girard n’a
cessé d’insister car c’est la condition sine qua non de sortie du
cycle de la violence. Ensuite, par une insistance, que je crois tout aussi
claire, sur le renoncement au souci de soi, ce qui veut dire, en premier lieu,
le renoncement à toute forme de narcissisme. Car c’est l’effort pour rester
immaculé qui motive le diabolique déplacement de la cause de soi à l’autre. Ce
qui nous est demandé en somme, c’est de reconnaître nos fautes en se gardant en
toutes circonstances de les attribuer à d’autres. C’est à cela, nous rappelle
Girard qu’on reconnaît le diable, qui est le calomniateur, celui qui divise (dia-bolos)
par le faux témoignage, c’est-à-dire, l’accusation mensongère.
Le premier à
suivre le Christ sur cette voie a été le bon larron qui, bien que sur la croix,
n’est nullement victime. Contrairement au mauvais larron qui n’accepte pas son
sort et provoque Jésus comme s’il espérait encore qu’il soit le Messie tout
puissant que les juifs attendaient, le bon larron accepte sans protester sa
culpabilité comme son sort et il reconnaît aussi l’injustice de celui réservé à
Jésus qu’il sait innocent.
C’est lui, le Christ, qu’à
l’instar du bon larron nous sommes encore actuellement appelés à suivre, plutôt
que de nous laisser aller à l’enivrante décadence des foules victimaires qui,
telles des Bacchantes postmodernes, se font justice elles-mêmes en lynchant,
serait-ce seulement symboliquement, les monstres d’iniquité sur lesquels elles
jettent leur dévolu.
Se tenir à l’écart de ces foules scandalisées,
ce n’est pas nier le fait que la justice doive passer. Tout au contraire, la
justice est le bien suprême, car elle est le fondement de la paix. Mais tel
n’est justement pas le cas de la vengeance. Celle-ci met le feu aux poudres et
ne s’éteint jamais puisqu’elle incarne la réciprocité violente dans toute sa
splendeur.
Il faut admettre que, de nos
jours, la tentation est terrible et que, sauf à devenir insensible au chaos
actuel comme aux sirènes des médias pour se faire autruche, mouton ou ermite, chacun
se sentira fatalement concerné par l’une ou l’autre des luttes pour la vérité, la
justice ou la fin d’une oppression ici ou là. Comme joindre sa voix aux concerts
de protestations n’exige désormais que quelques clics, les réseaux sociaux
regorgent de foules « militantes » qui offrent ainsi le spectacle
d’une crise mimétique à l’échelle mondiale.
Avec la plus grande facilité, chacun
peut empathiquement s’identifier à ses victimes de prédilection, forcément innocentes
ou justifiées, et tout imbu de cette rédemption symbolique qui l’absout et le
renarcissise à peu de frais, il se dispose à condamner tous les opposants,
dissidents ou seulement réticents à sa vision salvatrice. Comme le pointait si
justement Girard, ceux qui sont visés le plus souvent, sont les voisins,
c’est-à-dire, les riverains, donc les rivaux. Les victimes dont ils seront « bombardés »
auront été choisies à leur intention, cela va de soi.
Comme l’a montré l’analyse
transactionnelle, il est dans la logique des choses qu’après s’être placés
empathiquement en position de victimes, les « sauveurs » deviennent
des « persécuteurs » qui, à chaque coup porté, obtiennent leur petit
shoot d’innocence empathique et de validation de soi. D’où les envolées de
l’accusation aux prétextes les plus légers dès lors qu’a été progressivement
installée l’interdiction que leurs victimes chéries soit mise en cause de
quelque manière que ce soit. Dans leur transe empathique soigneusement
entretenue, ces esprits inquisiteurs peuvent ainsi se scandaliser du moindre
propos qui chercherait, même de très loin, même très vaguement, à transiger sur
l’innocence de leur bouc émissaire d’élection.
Cela peut aller jusqu’au point
où, tout en reconnaissant volontiers que « bouc émissaire » ne veut pas
dire « innocent » puisque que nul n’est parfait ou saint, ils
continuent à penser que leur « victime » préférée est aussi indiscutablement
innocente que peuvent l’être, par exemple, des victimes collatérales
telles des passants ou les clients d’un café lors d’un attentat à la bombe.
Ne serait-il pas odieux de
demander à ces derniers pourquoi ils se trouvaient là à ce moment précis,
pourquoi sont-ils victimes en somme ? Ils souffrent déjà dans leur chair, ils
ont besoin de soins, il ne manquerait plus qu’on cherche à les mettre en cause,
n’est-ce pas ?
C’est pourtant ce que font les
enquêteurs qui cherchent la vérité objective en recoupant les informations afin
de vérifier jusqu’à quel point ces personnes ne seraient pas partie prenante
dans le conflit ayant motivé l’attentat. Il n’y a rien de scandaleux en
cela, c’est même la première chose à faire pour comprendre de quoi il retourne
quand il n’est pas d’emblée évident qu’il s’agit de soldats ou de mafieux en guerre
les uns contre les autres.
De ce nécessaire distinguo entre personne
ciblée et victime collatérale est venu
le mot malheureux de Raymond Barre qui à la suite de l’attentat de la rue Copernic,
avait parlé de « français innocents », voulant dire par là qu’ils
n’étaient pas concernés par le conflit israélo-arabe. Il ne suggérait pas du
tout que les « israélites » visés par l’attentat y avaient la moindre
responsabilité, mais sans doute pensait-il, à tort ou à raison, qu’ils pouvaient
être considérés comme étant, aussi peu que ce soit, partie prenante dans ce
conflit.
On s’en doute, ses paroles ont
soulevé un tollé formidable — « scandale
et condamnations unanimes » —
qui le poursuivra de sa rumeur jusqu’après sa mort [4].
La manière dont il s’est fait
moquer est terrible mais emblématique de ce qui peut arriver lorsqu’on vient
« chauffer » un écorché vif : c’est plus qu’il n’en peut
supporter et sa réplique est proportionnelle à la somme des douleurs qu’il a
accumulées.
C’est cet état d’esprit,
victimaire, exaspéré et incapable de supporter la moindre vexation, que Maxime
Rodinson [5]
a repéré chez ses amis palestiniens... :
« Les
souffrances des Palestiniens, la culpabilité à cet égard de Juifs sionistes ont
entraîné certains à ne plus supporter qu’on parle des fautes, erreurs, crimes
de certains Palestiniens ou Arabes non plus que des souffrances juives. » (p.325)
...non sans l’avoir préalablement
identifié dans son propre peuple :
« Les Juifs, dénoncés pendant
longtemps comme une vermine malfaisante par nature, massacrés par millions, ne
peuvent souffrir qu’on vienne reprocher à certains d’entre eux quelque chose.
Les judéophiles, émus par leurs souffrances, se sentant collectivement
coupables d’y avoir contribué (au moins par la passivité massive des groupes auxquels
ils appartenaient en Europe), ne peuvent supporter des critiques à ce peuple
qui a beaucoup souffert. Derrière chaque critique, ils subodorent (et parfois à
juste titre) les relents des judéophobies d’autrefois ou les germes de
judéophobies nouvelles. Il serait rationnel d’examiner chaque critique pour sa
valeur propre et de refuser toute généralisation essentialiste de type
judéophobe. Mais c’est bien là qu’apparemment une attitude dont l’humanité
dans sa masse est incapable. Au mythe de la culpabilité totale, elle ne sait
opposer que le mythe de l’innocence totale. » (p.324) c’est
moi qui souligne.
Je crois qu’on ne saurait mieux
dire. La généralisation que fait Rodinson est légitime. Comme l’avait pointé
Girard dans son étude consacrée aux accusations d’antisémitisme des Evangiles,
les juifs y sont mis en cause « mais ils ne sont pas les seuls », c’est
bien toute l’humanité qui concernée par la mise au jour du « sang versé
depuis la fondation du monde ». La parabole des vignerons homicides est
sans équivoque, les juifs ont tués leurs prophètes ainsi que Jésus, mais Luc et
Mathieu parlent de meurtres « sur toute la terre » insiste Girard.
Les juifs ne sauraient évidemment être tenus seuls responsables ou ayant je ne
sais quelle spécificité vis-à-vis d’un processus victimaire absolument général.
La même chose peut être affirmée relativement au « souci
victimaire ». On peut en effet le considérer comme une disposition
archaïque, qui préexistait à l’apparition des juifs et à laquelle nul n’est
étranger, peut-être même le Christ qui demandait à Satan de passer derrière lui
afin de ne pas être « scandalisé », terme qu’on peut, je pense,
considérer comme un parfait synonyme de « victime ».
Conclusion
Le souci victimaire n’est pas
d’origine chrétienne car le message évangélique peut être compris comme exhortant
au renoncement à cette posture qui se trouve intégralement inscrite dans le
cycle de la violence mimétique et n’est, en somme, que l’avatar postmoderne de
la vengeance.
Son omniprésence dans les
interactions sociales réelles ou virtuelles offre le spectacle d’une crise
mimétique dans laquelle, comme le suggérait Girard, chacun « bombarde »
ses rivaux avec des victimes choisies qui sont autant d’occasion de porter
accusation et de se sanctifier par assimilation empathique avec ces dernières,
innocentes par principe, sinon par construction.
Ce constat amène à reconsidérer
la présentation « orientée accusation » qu’a faite René Girard du
processus sacrificiel en l’articulant autour de la notion de « bouc
émissaire ». Aussi nécessaire, légitime et même salutaire qu’elle soit, la
mise au jour des dynamiques collectives sources d’accusation mythique ne
devrait pas occulter l’aspect majeur et, probablement, moteur que constitue ce
que je propose d’appeler le mythe de l’innocence des victimes. Bien qu’il
naisse du besoin d’individus ou de groupes dans un ressenti victimaire, ce
mythe n’acquiert de réalité sociale qu’à partir du moment où des foules, des
masses ou des publics réels, perçus ou imaginés s’en sont saisis et que la
taille de ces collectifs autorise à leurs membres une attitude dogmatique qui
les porte à identifier puis condamner comme blasphème tout ce qui
s’apparenterait à un déni de cette innocence.
A ma connaissance Girard n’a
jamais thématisé cela comme une « des choses cachées depuis la fondation
du monde » bien que le fait lui-même n’ait pas échappé à sa sagacité. Ainsi,
par exemple, dans le texte La question de l’antisémitisme dans les Evangiles
qui date de 1993, il évoquait l’effacement progressif du mécanisme victimaire au
cours du temps en faisant remarquer que les deux traces les plus persistantes
sont « l’innocence des sacrificateurs » qui va de pair avec le
caractère légitime ou « justifié » de leur violence. Il avait donc
bien perçu l’importance de cet aspect, qu’il se devait de mentionner mais, qu’à
ma connaissance, il n’a guère exploré plus avant, se contentant d’y voir une
condition sine qua non du mécanisme victimaire
dans lequel il l’a simplement inclus.
Ma conviction est que c’est lui
être fidèle que d’essayer de voir plus loin qu’il ne l’a fait en tentant de
faire fonctionner ses hypothèses, c’est-à-dire, après être monté sur ses
épaules. C’est ce à quoi j’invite le lecteur que cet essai aura intéressé.
Car il est clair qu’en dépit des différents arguments mobilisés d’une manière
que j’espère logique, ceci n’est pas une démonstration à proprement parler,
seulement l’esquisse d’une hypothèse qu’on pourrait dire néo-girardienne — puisque basée sur
l’axiomatique de la théorie girardienne — mais néanmoins divergente sous le rapport de certaines
thèses périphériques, notamment l’origine du « souci des victimes »
qui, il faut y insister, est tout sauf chrétienne.
Autrement dit, tout reste à faire.
C’est pourquoi j’entrevois un large champ d’investigation, presque un programme
de recherches, dans lequel celles et ceux qui pensent avoir une contribution à
faire sont les bienvenus, serait-ce seulement sous la forme de commentaires,
critiques ou pas.
Pour finir, bien qu’il l’ait probablement déjà perçue, je ne peux pas ne
pas avertir le lecteur de la dimension fatalement provocatrice de ce texte qui aborde
des thèmes dont des « foules polarisées » ont fait un véritable tabou.
La simple volonté de les examiner objectivement, donc rationnellement, s’apparente
pour certains à un blasphème qui expose à la vindicte desdites foules. Le
lecteur qui voudrait intervenir dans cet espace de réflexion doit savoir qu’en
sortant du chœur victimaire, il renonce à la protection, c’est-à-dire,
l’innocence, que lui offre le fait de se fondre dans la masse, soit par son
silence, soit par des prises de position « conformes » à une doxa qui
a pratiquement interdit le débat contradictoire pour des motifs que la citation
de Maxime Rodinson ci-dessus rend suffisamment explicites.
Désolé d’avoir à y insister mais,
dans un contexte girardien, il est aussi très clair que, celui ou celle qui,
face à ce tableau, ferait le choix de la conformité, renoncerait alors au choix
chrétien qui, comme le dit si bien Girard, consiste précisément à « rompre
l’unanimité victimaire ». Etre avec la foule ou pas. Telle est la
question. L’alternative n’est pas d’ordre moral, elle n’est pas qu’axiologique,
elle est surtout sapientielle au sens fort du terme puisque c’est de la
révélation de ces choses cachées depuis la fondation du monde qu’il s’agit. Le
lecteur est donc face à un choix : ou bien il valide la pertinence des
questions soulevées et contribue, même seulement par sa critique, à l’effort de
dégagement rationnel de ces vérités qui dérangent les foules innocentes ou bien
il sacrifie au rituel en me jetant la pierre, serait-ce seulement par un
silence prudent.
[1] Par victimaire
j’entends celui du ressentiment, celui qui joue, souvent empathiquement de la
position de victime, exactement comme Jean-Pierre Dupuy l’a défini :
« il s’agit du ressentiment de ceux qui s’appuient sur les victimes faites
par autrui pour mieux, à leur tour, persécuter » (2002, La désacralisation de la victime
ou la preuve par Ben Laden, p. 174).
[2] Bien que
Chesterton n’ait jamais parlé que de « vertus
chrétiennes devenues folles ».
[3] Qui n’a
strictement rien à voir avec la thèse développée par Mack dans un livre au
titre semblable.
[4]
Roudinesco (2009) Retour
sur la question juive, Albin Michel. (p. 246-248)
Whom shall we pity for the suffering induced by the dynamics of the nefariously pathological feedback loop characterized above by Luc-Laurent Salvador's thoughtful illumination of Girard's analysis?
RépondreSupprimerIt occurs to me we are obliged to pity ourselves for our lack of appreciation and our lack of insight into the ill-conceived process of constructing our own lamentably erratic socio-cultural models of community self-regulation.
Thank you for the positive feedback and forgive me for the delay in responding. I am not very familiar with the Blogger tool, I had not seen your comment.
RépondreSupprimerI wonder about the feedback loop you mentioned. Can you describe it so I can make sure I understand what you are referring to.