dimanche 7 mars 2021

Le mythe de l’innocence des foules victimaires

 


Luc-Laurent Salvador © 2021

    



Cet article s’adresse à des lecteurs qui connaissent le mécanisme du bouc émissaire proposé par René Girard. Son objectif est de tenter a) d’expliquer pourquoi il existe un sérieux problème dans le traitement girardien du victimaire [1] et b) de comprendre comment une telle chose a pu arriver. Ce sera l'occasion de découvrir ce que je propose d'appeler le mythe de l’innocence des victimes qui n'a jamais été dégagé en tant que tel alors qu'il est indispensable au fonctionnement de la théorie girardienne et constitue une des ces « choses cachées depuis la fondation du monde ».

 

Il n’y a rien d’extravagant à envisager que la pensée girardienne ait pu achopper sur une question aussi importante que celle du victimaire car c’est déjà arrivé. Ainsi qu’il est bien connu, Girard a déjà eu à revenir sur la nature sacrificielle de la Passion qu’il avait d’abord niée avant d’en convenir.

S’il peut sembler que je propose ici un développement original, c’est avant tout parce que, ainsi que Girard n’a cessé d’y inviter, je m’efforce de faire fonctionner ses hypothèses en m’appuyant autant que possible sur ses intuitions, quitte à devoir ajuster les unes aux autres.

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La position de Girard vis-à-vis du victimaire surprend d’emblée car elle est étrangement conforme à la vision de Nietzsche qu’il n’a eu de cesse de critiquer et qui, ayant tôt perçu la montée du « souci des victimes » méprisait cette mentalité d’esclave qu’il attribuait au judéo-christianisme.

Girard fait sienne cette interprétation et tient ce que, de manière plus explicite on pourrait appeler le victimisme pour une de ces « idées chrétiennes devenues folles » qu’évoquait Chesterton.

Cette vision m’a toujours semblée bizarre mais il a fallu un lent et long travail de fond avant que j’en vienne à penser que Girard s’était trompé sur ce point.  

J’ai alors pensé qu’il s’était contenté de suivre le mouvement car la formule de Chesterton était depuis longtemps dans l’air du temps [2] et aussi parce que Jean-Pierre Dupuy qui, pour ce que j’en sais, a toujours eu une grande influence sur Girard, a été un ardent promoteur de cette perspective à laquelle il s’est souvent référé comme par exemple ici :

« C'est l'universalisation du souci pour les victimes qui révèle de la façon la plus éclatante que la civilisation est devenue chrétienne à l'échelle de la planète tout entière, pour le meilleur et, le plus souvent, pour le pire » (La religion, nature ou surnature ?, p. 57).

Mais dans son livre  J’ai vu Satan tomber comme l’éclair Girard intègre cette ligne de pensée à sa réflexion de fond de sorte qu’on ne peut douter qu’elle soit entièrement sienne.

Quoi qu’il en soit, cette vision me paraît totalement réfutée par l’interdiction évangélique de répliquer à la violence par la violence. Celle-ci est tellement claire et impérieuse qu’elle aurait pu devenir comme un onzième commandement : « Tu ne seras pas victime » !

Si nous sommes frappés sur une joue, aussi tentés que nous puissions l’être, nous ne devons pas jouer les victimes, nous avons à tendre l’autre joue ; si on veut nous prendre notre chemise, nous devons là aussi renoncer à jouer les victimes, il nous faut non seulement donner la chemise mais donner notre manteau de surcroît. En contexte girardien, ces injonctions claires, nettes et terriblement exigeantes peuvent être comprises comme une interdiction absolue d’entrer dans la réciprocité violente sous quelque prétexte que ce soit car, une fois le doigt dans l’engrenage de la contagion mimétique, la montée aux extrêmes est inévitable.

 

Il me paraît évident qu’il y a là quelque chose d’incompatible avec la conclusion de Nietzsche : les Evangiles ne peuvent pas être la source de l’idéologie victimaire qui domine actuellement les esprits. Tout au contraire, ils en seraient comme un antidote volontairement dédaigné.

 

Se pose alors la question de savoir d’où cette épouvantable idéologie pourrait provenir si elle n’est pas chrétienne. Elle a, depuis longtemps reçu un premier élément de réponse dans le cadre du modèle sacrificiel de Girard mais il n’a pas été reconnu. La littérature girardienne étant abondante, il est très possible que cela m’ait échappé mais, quoi qu’il en soit, à ma connaissance personne n’a analysé ou, simplement remarqué le fait qu’un parfait archétype du « souci des victimes » se trouve incarné par les foules sacrificielles elles-mêmes.

Le tableau canonique de la violence archaïque postulée par Girard n’est-il pas celui d’une foule de lyncheurs exaspérée, voire enragée par les troubles et les calamités dont elle a pu se trouver accablée en raison de la crise mimétique et qui, au moment fatidique, se découvre victime d’un monstre jugé responsable de tout le processus, y compris sa propre mise à mort ? Selon Girard l’assemblée des persécuteurs se perçoit alors comme passive ou, plus exactement, comme ayant été « agie » de bout en bout par le sacrifié coupable de tout. La foule des persécuteurs se pense donc comme victime totalement innocente du fauteur de troubles.

 Or c’est justement cette innocence absolue, du groupe et de chacun de ses membres qui constitue la condition sine qua non de la réconciliation sacrificielle. Car lorsque tout l’enchevêtrement d’accusations réciproques, de ressentiment mêlé de culpabilité engendré par la crise mimétique se trouve instantanément aligné et drainé vers un sacrifié dorénavant porteur de toute la culpabilité, tous les membres du groupe se découvrent innocents, nul n’a plus de grief ou de ressentiment contre quiconque hormis le sacrifié, le « monstre d’iniquité ». Tous se sentent alors justifiés, absous, lavés et, encore une fois, innocents.

Dès lors qu’il se situe à la racine du sacrificiel originel, le « souci des victimes » peut légitimement apparaître comme la forme originelle de la réciprocité violente au sens où c’est toujours une victime (à ses propres yeux) qui rejoint le cycle de la violence afin d’y chercher justice, réparation, ou vengeance.

Il est donc clair qu’il y a maldonne : le souci des victimes N’EST PAS une invention judéo-chrétienne car il est déjà au cœur du sacrificiel d’où ont émergé les cultures humaines ; cela pour la bonne raison qu’il est présent avant même que ce mécanisme ne s’enclenche. En effet, on peut considérer que c’est le souci victimaire lui-même qui fait l’objet de la contagion mimétique menant à la crise mimétique. La réciprocité violente précédant la crise, c’est très précisément le souci victimaire à l’état naissant.

Lorsque la crise parvient au sommet de l’effervescence, chacun des membres de la foule est alors comme possédé par une réciprocité violente — c’est-à-dire, un souci de lui-même en tant que victime à défendre coup pour coup — distribuée sur quasiment l’ensemble du groupe. La mimesis, omniprésente et exacerbée par l’attention extrême que chacun porte à chacun, peut alors susciter la convergence du collectif contre un seul membre, le monstre coupable qu’une assemblée soudainement solidaire et unanimement victime, va mettre à mort avec un sentiment de justice et de parfaite innocence.

Le fait que ce soit une foule victime qui, par sa réaction violente, engendre une victime sacrificielle — son double et rival individuel en somme — ne saurait nous surprendre en contexte girardien : les rivaux pris dans la mauvaise réciprocité se ressemblent toujours davantage. Ce qu’il importe ici de voir est que la ressemblance inclut non seulement le fait de se sentir victime mais aussi le fait de se percevoir comme innocent.

 

Une bonne raison pour Girard d’emboîter le pas à Nietzsche a probablement été le fait que le schéma du « bouc émissaire » — en tant que victime innocente d’une accusation mythique — a lentement émergé dans la conscience collective de la civilisation occidentale en raison de ses racines judéo-chrétiennes.

Le fait en lui-même est indubitable mais aussi incroyable que cela puisse paraître a priori aux fidèles lecteurs de Girard, il y a quand même là, de la part de ce dernier, une erreur d’inattention aux proportions bibliques, si je puis dire.

En effet, même si elle procède bel et bien de la tradition juive qui, à l’inverse des mythes, n’a eu de cesse de présenter la victime émissaire comme innocente des crimes dont on l’accuse — la Passion étant l’apothéose de cette tendance de fond puisque le Christ est l’innocence faite homme — la Révélation y a mis un terme définitif dans la mesure où justement, Jésus n’a jamais été victime. Son sang versé n’a jamais crié vengeance et a été consacré à la réconciliation de l’Eucharistie. Jésus a pardonné à ses persécuteurs.

La Révélation n’a donc pas consisté dans le simple dévoilement du caractère mythique de l’accusation portée par la foule des persécuteurs. Elle est allée à la racine en dégageant tout l’iceberg du sacrificiel de sorte qu’a pu être mis au jour l’autre face du mythe, celle qui, sous la surface, est encore plus mystérieuse car nous ne savons toujours pas lui faire face tant, justement, elle nous fait miroir. Je veux parler de la délicieuse et même voluptueuse innocence mythique dont se gratifie la foule des accusateurs. En considérant le mythe de l’innocence [3] de la foule comme le jumeau de l’accusation mythique portée sur le sacrifié, on pourrait alors penser que, bien qu’apparu en dernier, le mythe de l’innocence est l’aîné. C’est le bébé le plus lourd, mais aussi le moins présentable.

Là commence, en effet, l’abomination de tout processus sacrificiel : avec le postulat infrangible de sa propre innocence et, donc, le refus absolu de reconnaître la moindre culpabilité, ce qui oblige à se trouver un coupable de substitution ou à réduire au silence l’accusateur maudit, le monstre d’iniquité qui nous fait violence par ses mensonges.

Les Evangiles nous le donnent à entendre dans Matthieu 23 où Jésus en vient à formuler la pensée des pharisiens : « si nous avions vécu du temps de nos pères nous n’aurions pas répandu avec eux le sang des prophètes » et déclare ensuite que ces derniers témoignent ainsi contre eux-mêmes en attestant de leur filiation avec les meurtriers des prophètes. Girard explique : « Les fils croient se désolidariser des pères en les condamnant, c’est-à-dire, en rejetant le meurtre loin d’eux-mêmes ».

Il va de soi que ce n’est pas le meurtre lui-même qui est rejeté mais la culpabilité du meurtre. Les fils se déclarent innocents en accusant leurs pères et ils accomplissent alors LA violence diabolique par excellence, celle qui, toujours mensongère, consiste à se présenter comme innocent — en ne reconnaissant pas sa propre culpabilité, pour mieux s’en débarrasser — en la transférant à d’autres, dont il importe peu se savoir alors s’ils sont innocents ou coupables. Ici les pères sont coupables, ils n’en sont pas moins les boucs émissaires de fils tout aussi coupables qu’eux puisque ces derniers ont reproduit le même geste : l’auto-innocentement par l’hétéro-accusation. Car nul doute que ces pères ont été meurtriers dans le but de se blanchir, en faisant taire l’un après l’autre les intolérables monstres-d’iniquité-proférant-des-accusations-mensongères qu’étaient à leurs yeux les prophètes dénonçant leur corruption et leurs turpitudes.

C’est cela que le message évangélique met au jour : ce banal, presque anodin mais néanmoins satanique déplacement de la cause, de soi à l’autre ; ce dernier, en tant que substitut destiné à se charger de nos fautes, devient ipso facto une victime, un être scandalisé par son infortune et prêt à répliquer, donc à mettre le feu aux poudres de la violence mimétique.

C’est à cette défense mensongère et diabolique d’une image de soi qu’on voudrait immaculée qu’il nous faut renoncer si nous voulons sincèrement renoncer à la violence. La première chose à faire pour cheminer vers la paix, est donc de renoncer à notre orgueil et de reconnaître sans détour nos fautes, nos erreurs, nos manquements, nos faiblesses, etc. Nous serons de ce fait même moins prompts à jouer les victimes offensées et davantage enclins à pardonner nos semblables lorsque nous les découvrons fautifs. Par ailleurs, le fait de reconnaître sa responsabilité même la plus minime offre un modèle de conduite qui, en vertu d’une mimesis enfin positive dans ses effets, peut en inspirer d’autres et faire passer le collectif d’une culture de la défausse constamment en crise à une culture de la responsabilité où règnent la justice et la paix.

Ainsi, lorsque Girard nous explique que contrairement aux mythes écrits dans la perspective des persécuteurs, l’Ancien Testament nous présente le point de vue de la victime, il voit juste, mais il se trompe en pensant que là réside la nouveauté. Car la perspective des persécuteurs était toujours-déjà une perspective de victimes innocentes à leurs yeux.

Le « souci victimaire » est commun aux mythes et à l’Ancien Testament. Il est un peu comme la verticale dans le miroir : parfaitement conservée malgré l’inversion complète du sens de l’histoire. Là-bas, dans les mythes, la foule (victime) est innocente et le sacrifié coupable ; ici, dans la Bible c’est l’inverse : l’individu (victime) est innocent, la foule coupable. C’est une révolution mais elle tourne autour d’un axe victimaire inchangé.

Etrangement, le symbole du yin et du yang offre une parfaite image de cette opposition « harmonieuse » entre les mythes et les textes vétérotestamentaire : le collectif et l’individu permutent leur statut d’innocent ou de coupable en passant d’un côté à l’autre mais rien n’y fait, c’est encore et toujours une affirmation de l’innocence de celui qui a la parole. L’innocence de la victime vétérotestamentaire peut ainsi être vue comme une forme de réplique mimétique de l’innocence mythique de la foule. Dans les deux cas, le procédé de cet innocentement consiste dans le transfert de la « charge » causale sur la partie adverse, ce qu’on appelle tout simplement une accusation. Donc plus ça change, plus c’est la même chose.

Toutefois il est indéniable qu’il y a là un commencement de révélation portant sur le caractère mythique de l’accusation collective. Aussi faible que soit la voix de la victime clamant son innocence, une fois qu’il y a dissensus, un doute pèse sur l’authenticité du consensus et le mine. Le processus est lent car il faut souvent attendre que les passions se soient éteintes avant que la voix de la raison puisse se faire entendre en portant témoignage au cours de ces révisions incessantes qui ont toujours été la tradition, sinon la norme, de l’écriture de l’Histoire. C’est ainsi que nous avons cessé de croire au bien-fondé des procès faits aux sorciers, aux juifs empoisonneurs de puits. Le caractère mythique de ces accusations ne fait plus de doute.

Il est donc certain qu’en instillant dans nos représentations le schéma du bouc émissaire, l’Ancien Testament a, comme l’affirmait Girard, permis à l’humanité d’échapper aux mythes. Du moins, partout où la voix des victimes ou de ses témoins a pu être entendue.

Car qui entend encore ces voix quand les tambours de la propagande médiatique battent à pleine puissance le rappel des victimes et de tous ceux qui, sous le coup d’une charge émotionnelle sublime se trouvent tout soudain emplis de compassion mimétique pour ces dernières ?

En se solidarisant avec les victimes « originales », les victimes par compassion peuvent secrètement savourer le goût de l’innocence empathique, celle qu’on éprouve lorsqu’on sait être du côté du beau, du bon, du bien, etc., toutes ces valeurs qui habitaient, par exemple, les foules mondiales scandalisées par les attentats du 11 septembre. Celles-ci, après avoir vibré à l’unisson avec ce cri du cœur « nous sommes tous américains ! », ont consenti, dans un bel élan de solidarité, à une intervention militaire basée sur des promesses de preuves qui jamais été communiquées.

Qui ne voit ici la très girardienne, très sacrificielle, coalition des foules compassionnelles autour des victimes innocentes et contre la fine pointe de l’axe du mal, contre le diable en personne, le sieur Ben Laden ? La contagion mimétique sous emprise médiatique est ici, je crois et j’espère, immanquable.

Mais encore faudrait-il se demander de quelle imitation s’agit-il ? Avec la théorie mimétique en tête, nous n’avons d’yeux que pour l’accusation et d’aucuns penseront que je présente le leader d’Al Qaïda comme un bouc-émissaire. Ce n’est pas mon propos. J’essaie seulement de suggérer que le simple fait de présenter à l’opinion publique mondiale M. Ben Laden et ses sbires comme les hommes à abattre offre à tout un chacun l’occasion de participer sans même y penser à un consensus très gratifiant car, en tant qu’il est accusateur de l’autre, il est aussi « justifiant » ou « innocentant » pour soi. En effet, avec ce degré d’unanimité perçu, ceux qui sont contre l’ennemi public n°1 « savent », sans aucun doute possible, qu’ils sont du côté du Bien et cela leur permet d’augmenter leur estime de soi à peu de frais. Etre indigné par le sort des victimes innocentes du 11 septembre et aspirer à ce que justice soit faite, n’est-ce pas précisément ce que font les gens bien ? Sauf que c’est très exactement le sentiment qui a habité tous les lyncheurs de la terre depuis la fondation du monde. Certes ce sentiment d’innocence est bien doux et on peut chérir ces moments où il nous emplit mais, il est assuré qu’il n’a rien de chrétien puisqu’il est purement narcissique.

Loin que cela doive être seulement accessoire, un simple effet de bord d’un mécanisme sacrificiel générateur de boucs émissaires, il me semble qu’on peut fait l’hypothèse suivante : cette innocence mythique et donc mensongère dont s’enivrent les foules sacrificielles via l’accusation tous azimuts de monstres de tous poils correspond à un besoin archifondamental sous-jacent à la mimesis humaine. Je pense ici à ce que Girard a lui-même tenté de formuler comme « vide ontologique ». Mon sentiment est qu’il a raison, que nous touchons bien ici à la question de l’être mais comme ce n’est pas l’objet de la présente réflexion, son exploration doit être remise à plus tard.

La simple notion de narcissisme suffira à la présente discussion. Disons simplement qu’elle pointe vers un besoin tellement primaire qu’on pourrait le dire archaïque : celui d’apparaître sans tâche, immaculé, saint, lavé de tout péché, et donc, non redevable ou libre au regard de la société ou de la Providence. De fait, nous le savons bien, c’est une des principales fonctions du sacrifice dans ses formes ritualisées : annuler sa dette à l’égard du Ciel, se racheter en somme.

C’est ainsi qu’il convient, je crois, de comprendre le comportement de foules victimaires passées et présentes qui lynchent, accusent, détruisent, annulent et mettent à bas tout ce qui a prétention à s’élever au-dessus de leurs turpitudes et ne courbe pas avec révérence devant leur parfaite et orgueilleuse — car quasi-divine — innocence. Elles « travaillent » à leur propre justification, à leur rédemption, elles construisent le mythe de leur propre innocence à partir d’un vécu victimaire. Ainsi, par exemple, un larron passera pour un saint dès lors qu’il sera victime d’une violence policière et qu’il appartiendra à la catégorie des éternelles victimes du système.

Bien que d’une saisissante actualité, avec un « politiquement correct » bien enraciné et omniprésent que la « wokeness » et la « cancel culture » portent à des niveaux de « dictature de la pensée » proprement inouïs dont les Talibans ont seulement pu rêver, ce « souci des victimes » sanctificateur plonge ses racines dans la psyché la plus archaïque, celle qui, « dès l’origine, fut homicide » et que les mythes et l’Ancien Testament ont reflétée tour à tour avec deux versions en miroir l’une de l’autre et, donc, diamétralement opposées, sur la dimension collectif <—> individu.

La situation de doubles mimétiques est manifeste et il n’y a rien là de surprenant puisque leur racine commune est la réciprocité violente, de sorte que la parole vétérotestamentaire, bien qu’entamant le processus de révélation autant que de libération ne pouvait toutefois pas, en toute logique, être d’emblée dégagée de la violence archaïque dont elle émerge. D’où, par exemple, cette force, chez les Hébreux, de la thématique du sang qui crie vengeance.

Bref, aussi éthérées et sublimes que puissent être les conceptions que nous nous en faisons actuellement, le « souci des victimes » n’est jamais que l’avatar postmoderne de la vengeance.

Il ne saurait donc être du Christ car c’est à ce conflit éternel des victimes que ce dernier a mis un terme, en le dépassant. D’abord, bien sûr, par le renoncement à répliquer à la violence par la violence. Antimimétisme fondamental sur lequel Girard n’a cessé d’insister car c’est la condition sine qua non de sortie du cycle de la violence. Ensuite, par une insistance, que je crois tout aussi claire, sur le renoncement au souci de soi, ce qui veut dire, en premier lieu, le renoncement à toute forme de narcissisme. Car c’est l’effort pour rester immaculé qui motive le diabolique déplacement de la cause de soi à l’autre. Ce qui nous est demandé en somme, c’est de reconnaître nos fautes en se gardant en toutes circonstances de les attribuer à d’autres. C’est à cela, nous rappelle Girard qu’on reconnaît le diable, qui est le calomniateur, celui qui divise (dia-bolos) par le faux témoignage, c’est-à-dire, l’accusation mensongère.

Le premier à suivre le Christ sur cette voie a été le bon larron qui, bien que sur la croix, n’est nullement victime. Contrairement au mauvais larron qui n’accepte pas son sort et provoque Jésus comme s’il espérait encore qu’il soit le Messie tout puissant que les juifs attendaient, le bon larron accepte sans protester sa culpabilité comme son sort et il reconnaît aussi l’injustice de celui réservé à Jésus qu’il sait innocent.

C’est lui, le Christ, qu’à l’instar du bon larron nous sommes encore actuellement appelés à suivre, plutôt que de nous laisser aller à l’enivrante décadence des foules victimaires qui, telles des Bacchantes postmodernes, se font justice elles-mêmes en lynchant, serait-ce seulement symboliquement, les monstres d’iniquité sur lesquels elles jettent leur dévolu.

Se tenir à l’écart de ces foules scandalisées, ce n’est pas nier le fait que la justice doive passer. Tout au contraire, la justice est le bien suprême, car elle est le fondement de la paix. Mais tel n’est justement pas le cas de la vengeance. Celle-ci met le feu aux poudres et ne s’éteint jamais puisqu’elle incarne la réciprocité violente dans toute sa splendeur.

Il faut admettre que, de nos jours, la tentation est terrible et que, sauf à devenir insensible au chaos actuel comme aux sirènes des médias pour se faire autruche, mouton ou ermite, chacun se sentira fatalement concerné par l’une ou l’autre des luttes pour la vérité, la justice ou la fin d’une oppression ici ou là. Comme joindre sa voix aux concerts de protestations n’exige désormais que quelques clics, les réseaux sociaux regorgent de foules « militantes » qui offrent ainsi le spectacle d’une crise mimétique à l’échelle mondiale.

Avec la plus grande facilité, chacun peut empathiquement s’identifier à ses victimes de prédilection, forcément innocentes ou justifiées, et tout imbu de cette rédemption symbolique qui l’absout et le renarcissise à peu de frais, il se dispose à condamner tous les opposants, dissidents ou seulement réticents à sa vision salvatrice. Comme le pointait si justement Girard, ceux qui sont visés le plus souvent, sont les voisins, c’est-à-dire, les riverains, donc les rivaux. Les victimes dont ils seront « bombardés » auront été choisies à leur intention, cela va de soi.

Comme l’a montré l’analyse transactionnelle, il est dans la logique des choses qu’après s’être placés empathiquement en position de victimes, les « sauveurs » deviennent des « persécuteurs » qui, à chaque coup porté, obtiennent leur petit shoot d’innocence empathique et de validation de soi. D’où les envolées de l’accusation aux prétextes les plus légers dès lors qu’a été progressivement installée l’interdiction que leurs victimes chéries soit mise en cause de quelque manière que ce soit. Dans leur transe empathique soigneusement entretenue, ces esprits inquisiteurs peuvent ainsi se scandaliser du moindre propos qui chercherait, même de très loin, même très vaguement, à transiger sur l’innocence de leur bouc émissaire d’élection.

Cela peut aller jusqu’au point où, tout en reconnaissant volontiers que « bouc émissaire » ne veut pas dire « innocent » puisque que nul n’est parfait ou saint, ils continuent à penser que leur « victime » préférée est aussi indiscutablement innocente que peuvent l’être, par exemple, des victimes collatérales telles des passants ou les clients d’un café lors d’un attentat à la bombe.

Ne serait-il pas odieux de demander à ces derniers pourquoi ils se trouvaient là à ce moment précis, pourquoi sont-ils victimes en somme ? Ils souffrent déjà dans leur chair, ils ont besoin de soins, il ne manquerait plus qu’on cherche à les mettre en cause, n’est-ce pas ?

C’est pourtant ce que font les enquêteurs qui cherchent la vérité objective en recoupant les informations afin de vérifier jusqu’à quel point ces personnes ne seraient pas partie prenante dans le conflit ayant motivé l’attentat. Il n’y a rien de scandaleux en cela, c’est même la première chose à faire pour comprendre de quoi il retourne quand il n’est pas d’emblée évident qu’il s’agit de soldats ou de mafieux en guerre les uns contre les autres.

De ce nécessaire distinguo entre personne ciblée et victime collatérale  est venu le mot malheureux de Raymond Barre qui à la suite de l’attentat de la rue Copernic, avait parlé de « français innocents », voulant dire par là qu’ils n’étaient pas concernés par le conflit israélo-arabe. Il ne suggérait pas du tout que les « israélites » visés par l’attentat y avaient la moindre responsabilité, mais sans doute pensait-il, à tort ou à raison, qu’ils pouvaient être considérés comme étant, aussi peu que ce soit, partie prenante dans ce conflit.

On s’en doute, ses paroles ont soulevé un tollé formidable — « scandale et condamnations unanimes » — qui le poursuivra de sa rumeur jusqu’après sa mort [4].

La manière dont il s’est fait moquer est terrible mais emblématique de ce qui peut arriver lorsqu’on vient « chauffer » un écorché vif : c’est plus qu’il n’en peut supporter et sa réplique est proportionnelle à la somme des douleurs qu’il a accumulées.

C’est cet état d’esprit, victimaire, exaspéré et incapable de supporter la moindre vexation, que Maxime Rodinson [5] a repéré chez ses amis palestiniens... :

« Les souffrances des Palestiniens, la culpabilité à cet égard de Juifs sionistes ont entraîné certains à ne plus supporter qu’on parle des fautes, erreurs, crimes de certains Palestiniens ou Arabes non plus que des souffrances juives. » (p.325)

...non sans l’avoir préalablement identifié dans son propre peuple :

« Les Juifs, dénoncés pendant longtemps comme une vermine malfaisante par nature, massacrés par millions, ne peuvent souffrir qu’on vienne reprocher à certains d’entre eux quelque chose. Les judéophiles, émus par leurs souffrances, se sentant collectivement coupables d’y avoir contribué (au moins par la passivité massive des groupes auxquels ils appartenaient en Europe), ne peuvent supporter des critiques à ce peuple qui a beaucoup souffert. Derrière chaque critique, ils subodorent (et parfois à juste titre) les relents des judéophobies d’autrefois ou les germes de judéophobies nouvelles. Il serait rationnel d’examiner chaque critique pour sa valeur propre et de refuser toute généralisation essentialiste de type judéophobe. Mais c’est bien là qu’apparemment une attitude dont l’humanité dans sa masse est incapable. Au mythe de la culpabilité totale, elle ne sait opposer que le mythe de l’innocence totale. »  (p.324) c’est moi qui souligne.

Je crois qu’on ne saurait mieux dire. La généralisation que fait Rodinson est légitime. Comme l’avait pointé Girard dans son étude consacrée aux accusations d’antisémitisme des Evangiles, les juifs y sont mis en cause « mais ils ne sont pas les seuls », c’est bien toute l’humanité qui concernée par la mise au jour du « sang versé depuis la fondation du monde ». La parabole des vignerons homicides est sans équivoque, les juifs ont tués leurs prophètes ainsi que Jésus, mais Luc et Mathieu parlent de meurtres « sur toute la terre » insiste Girard. Les juifs ne sauraient évidemment être tenus seuls responsables ou ayant je ne sais quelle spécificité vis-à-vis d’un processus victimaire absolument général. La même chose peut être affirmée relativement au « souci victimaire ». On peut en effet le considérer comme une disposition archaïque, qui préexistait à l’apparition des juifs et à laquelle nul n’est étranger, peut-être même le Christ qui demandait à Satan de passer derrière lui afin de ne pas être « scandalisé », terme qu’on peut, je pense, considérer comme un parfait synonyme de « victime ».

 

Conclusion

 

Le souci victimaire n’est pas d’origine chrétienne car le message évangélique peut être compris comme exhortant au renoncement à cette posture qui se trouve intégralement inscrite dans le cycle de la violence mimétique et n’est, en somme, que l’avatar postmoderne de la vengeance.

Son omniprésence dans les interactions sociales réelles ou virtuelles offre le spectacle d’une crise mimétique dans laquelle, comme le suggérait Girard, chacun « bombarde » ses rivaux avec des victimes choisies qui sont autant d’occasion de porter accusation et de se sanctifier par assimilation empathique avec ces dernières, innocentes par principe, sinon par construction.

Ce constat amène à reconsidérer la présentation « orientée accusation » qu’a faite René Girard du processus sacrificiel en l’articulant autour de la notion de « bouc émissaire ». Aussi nécessaire, légitime et même salutaire qu’elle soit, la mise au jour des dynamiques collectives sources d’accusation mythique ne devrait pas occulter l’aspect majeur et, probablement, moteur que constitue ce que je propose d’appeler le mythe de l’innocence des victimes. Bien qu’il naisse du besoin d’individus ou de groupes dans un ressenti victimaire, ce mythe n’acquiert de réalité sociale qu’à partir du moment où des foules, des masses ou des publics réels, perçus ou imaginés s’en sont saisis et que la taille de ces collectifs autorise à leurs membres une attitude dogmatique qui les porte à identifier puis condamner comme blasphème tout ce qui s’apparenterait à un déni de cette innocence.

A ma connaissance Girard n’a jamais thématisé cela comme une « des choses cachées depuis la fondation du monde » bien que le fait lui-même n’ait pas échappé à sa sagacité. Ainsi, par exemple, dans le texte La question de l’antisémitisme dans les Evangiles qui date de 1993, il évoquait l’effacement progressif du mécanisme victimaire au cours du temps en faisant remarquer que les deux traces les plus persistantes sont « l’innocence des sacrificateurs » qui va de pair avec le caractère légitime ou « justifié » de leur violence. Il avait donc bien perçu l’importance de cet aspect, qu’il se devait de mentionner mais, qu’à ma connaissance, il n’a guère exploré plus avant, se contentant d’y voir une condition sine qua non du mécanisme victimaire dans lequel il l’a simplement inclus.

Ma conviction est que c’est lui être fidèle que d’essayer de voir plus loin qu’il ne l’a fait en tentant de faire fonctionner ses hypothèses, c’est-à-dire, après être monté sur ses épaules. C’est ce à quoi j’invite le lecteur que cet essai aura intéressé. Car il est clair qu’en dépit des différents arguments mobilisés d’une manière que j’espère logique, ceci n’est pas une démonstration à proprement parler, seulement l’esquisse d’une hypothèse qu’on pourrait dire néo-girardienne — puisque basée sur l’axiomatique de la théorie girardienne — mais néanmoins divergente sous le rapport de certaines thèses périphériques, notamment l’origine du « souci des victimes » qui, il faut y insister, est tout sauf chrétienne.

Autrement dit, tout reste à faire. C’est pourquoi j’entrevois un large champ d’investigation, presque un programme de recherches, dans lequel celles et ceux qui pensent avoir une contribution à faire sont les bienvenus, serait-ce seulement sous la forme de commentaires, critiques ou pas.

  Pour finir, bien qu’il l’ait probablement déjà perçue, je ne peux pas ne pas avertir le lecteur de la dimension fatalement provocatrice de ce texte qui aborde des thèmes dont des « foules polarisées » ont fait un véritable tabou. La simple volonté de les examiner objectivement, donc rationnellement, s’apparente pour certains à un blasphème qui expose à la vindicte desdites foules. Le lecteur qui voudrait intervenir dans cet espace de réflexion doit savoir qu’en sortant du chœur victimaire, il renonce à la protection, c’est-à-dire, l’innocence, que lui offre le fait de se fondre dans la masse, soit par son silence, soit par des prises de position « conformes » à une doxa qui a pratiquement interdit le débat contradictoire pour des motifs que la citation de Maxime Rodinson ci-dessus rend suffisamment explicites.

Désolé d’avoir à y insister mais, dans un contexte girardien, il est aussi très clair que, celui ou celle qui, face à ce tableau, ferait le choix de la conformité, renoncerait alors au choix chrétien qui, comme le dit si bien Girard, consiste précisément à « rompre l’unanimité victimaire ». Etre avec la foule ou pas. Telle est la question. L’alternative n’est pas d’ordre moral, elle n’est pas qu’axiologique, elle est surtout sapientielle au sens fort du terme puisque c’est de la révélation de ces choses cachées depuis la fondation du monde qu’il s’agit. Le lecteur est donc face à un choix : ou bien il valide la pertinence des questions soulevées et contribue, même seulement par sa critique, à l’effort de dégagement rationnel de ces vérités qui dérangent les foules innocentes ou bien il sacrifie au rituel en me jetant la pierre, serait-ce seulement par un silence prudent.

 



[1] Par victimaire j’entends celui du ressentiment, celui qui joue, souvent empathiquement de la position de victime, exactement comme Jean-Pierre Dupuy l’a défini : « il s’agit du ressentiment de ceux qui s’appuient sur les victimes faites par autrui pour mieux, à leur tour, persécuter » (2002, La désacralisation de la victime ou la preuve par Ben Laden, p. 174).

[2] Bien que Chesterton n’ait jamais parlé que de « vertus chrétiennes devenues folles ».

[3] Qui n’a strictement rien à voir avec la thèse développée par Mack dans un livre au titre semblable.

[4] Roudinesco (2009) Retour sur la question juive, Albin Michel. (p. 246-248)

[5] Peuple juif ou problème juif ? Maspero, 1981


Ce texte est disponible en version pdf paginée ici

2 commentaires:

  1. Whom shall we pity for the suffering induced by the dynamics of the nefariously pathological feedback loop characterized above by Luc-Laurent Salvador's thoughtful illumination of Girard's analysis?

    It occurs to me we are obliged to pity ourselves for our lack of appreciation and our lack of insight into the ill-conceived process of constructing our own lamentably erratic socio-cultural models of community self-regulation.

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  2. Thank you for the positive feedback and forgive me for the delay in responding. I am not very familiar with the Blogger tool, I had not seen your comment.

    I wonder about the feedback loop you mentioned. Can you describe it so I can make sure I understand what you are referring to.

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